Elise

Rire du destin moqueur

« Raconter une histoire. Raconter des êtres, des destins. Honorer une saga familiale, donner des textes aux lieux, instants, moments, aux gestes et mouvements afin qu’ils puissent exprimer toute leur sagesse ou leur impétuosité. Parler de quelqu’un ou de quelques-uns. Mettre des mots sur l’irréel, la souffrance ou l’amour. Décrire des concepts imaginaires, l’air, les effluves, une pensée fugace. Prendre parti ou pas. Suivre un personnage. Laisser vagabonder le souffle du temps, vouloir maîtriser le trait de nos vies dissolues… Ou pas. Ecrire en tout cas. Poser là quelques lettres et les offrir en partage, relier les hommes dans une folle équipée sauvage. »

Elise, assise sur son strapontin du métro parisien, est absorbée par son activité. Elle a les jambes croisées et essaie, tant bien que mal, de faire tenir sur ses genoux une pochette en carton sur laquelle elle a posé une feuille de papier. La main crispée sur son Bic bleu, elle écrit. Elle semble très concentrée. Ses sourcils froncés lui donnent un air sévère.

Elise est une fille quelconque. C’est comme ça qu’elle se définit. Et elle s’en fout. Elle n’est pas très jolie. Son corps, plutôt enrobé, est engoncé dans une doudoune marron clair. Son pantalon noir fait ressortir le pli de ses fesses rebondies. Et ses bottines à talons plats n’allongent pas sa silhouette. Son manteau est ouvert sur une poitrine trop généreuse qui, lorsqu’elle est assise, comme à cet instant, tombe presque sur ses genoux. Elise a des cheveux blonds, mi- longs, très fins et donc qui se coiffent difficilement. Elle a pris pour habitude de les attacher en chignon.

Mais lorsqu’Elise relève son visage et se détend, elle est absorbée par un regard. Un homme l’observe fixement.

Kalilu sourit. Il voit de grands yeux verts qui le caressent avec douceur ; il sent le baiser si tendre d’une bouche rose et pulpeuse. Il résiste avec force pour ne pas se déplacer et effleurer la peau de cette joue si laiteuse, au grain si parfait. Elise rayonne. Kalilu est assis sur le strapontin d’en face. Deux mètres les séparent. Une distance infranchissable.

Ces deux-là, c’est évident, se connaissent ou plus exactement se sont connus il y a des années, il y a si longtemps.

Dix ans plus tôt, Elise était en première année de faculté. Elle y apprenait l’histoire de l’art et les arts plastiques. Elle traînait son corps sur les bancs trop durs, et ses cours trop longs. Juste avant la rentrée, elle avait subi une opération à cœur ouvert. Un problème de valve mal foutue, lui avait-on expliqué. Et voilà que son sang faisait bondir inconsidérément sa poitrine. En tout cas, cette intervention l’avait laissée exsangue. Surtout, elle avait pu constater la fragilité de la mécanique d’un corps. Elle en avait gardé une trace indélébile. Sa peau était marquée au fer rouge : une cicatrice rose et lisse, un cœur immense dessiné sur son abdomen.

Quand vous avez vingt ans et qu’il s’agit de vous allonger sur un lit médicalisé, le bras parcouru de perfusions, une sur la main, une dans le creux du coude ; que vous êtes harnachée comme un cosmonaute ; que la tension des personnes du corps médical qui vous entourent est palpable ; vous prenez alors conscience qu’un danger imminent et vital vous guette. Votre destin ne dépend plus de votre volonté.

L’insouciance d’Elise, cette insouciance qu’elle aurait pu, qu’elle aurait dû, faire exploser dans sa jeunesse impétueuse, avait alors volé en éclats. Lorsqu’elle s’était réveillée, elle avait été presque surprise d’en être encore, de faire toujours partie des vivants. Percluse de douleurs et incapable de la moindre action, le chirurgien était passé la voir et s’excusait presque, par de multiples précautions de langage : « Je suis désolé… », « Mais petit à petit ça s’atténuera… », « Et puis le principal c’est que vous êtes sortie d’affaire… ». Il lui avait montré, en soulevant délicatement la chemise bleue de l’hôpital, l’estafilade qui barrait désormais son corps.

Elle n’avait pas remarqué tout de suite son étonnante forme. Ce n’est que plusieurs jours après, lorsqu’elle avait pu se lever pour se traîner jusqu’à la salle de bains, qu’elle constata cette nouvelle apparence physique.

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